• Par delà les barrières du temps, s'il est impossible de ne pas échapper à quelque chose qui vous saisit, c'est à l'avènement de l'amour. Ce saisissement, Marivaux a su le capturer, en faire jaillir des flots de mots subtils. Un peintre léger du cœur et de ses nuances.

    Jean-Baptiste Sastre nous fait plonger dans un univers où la peinture et ses règles classiques s'entremêlent : perspectives obliques et lignes de fuite, où les images jouent à ricocher sur des miroirs et des feuilles de plexiglas verticales se répondant entre elles, se jouant de nous, l'œil est captif de tous ces mouvements éphémères.

    Sur une scène sans rideaux, vide et pleine à la fois, un homme est assis. Seul. Le public s'installe dans la salle ne faisant pas attention à sa présence. Pourtant, il est là, dans toute sa différence. Il est noir, branché, costaud, une sorte de Monsieur Muscle revisité. Vert fluo, gros blouson, dégaine, c'est Pierre, le jardinier de la Comtesse. En fond de décor, deux chaises, façon bureau, au milieu, un autre homme, mal éclairé, assis, immobile et calme, capeline de plastique translucide, long manteau, Lélio. Pas de bande son ni de bruitage. 

     Face au public, le texte est dit lentement, d'une voix très monocorde, une diction très articulée, presque inaudible. Le ton est donné : lenteur intériorisée et pacotilles, une pièce appuyée sur des contrastes et des oppositions. La langue y sera morne, jusqu'à devenir une sorte de caricature d'elle-même. C'est prendre Marivaux à contre-pied : cette comédie délicate et légèrement ironique sera triste et mélancolique, pleine de dépit.

    Tout se joue sur la notion de double.

    Lumière / Obscurité.  Scénographie en duo, une découverte transparente coupe la scène en deux, un univers à la Watteau :  scènes d'amour languides et badines sur fond de nature assez sombre. A l'instar des décors du 18ème, une forêt semi-obscure où un personnage nu endormi, mi femme, mi-statue, veille. Derrière, encore ces jeux de miroirs, de reflets faisant passer symboliquement du jour à la nuit, de l'évident au caché.

    Visible / Invisible. Derrière, on s'y cache pour mieux réfléchir, s'y réfléchir, peut-être. Il y fait sombre. Les chemins y sont tortueux. Mélancolie, ennui de vivre, torpeur, l'âme et ses secrets, pour bientôt être à nu. Devant, la lumière peut devenir si crue(lle) qu'elle brouille les esprits. Quand l'amour se noue, à l'insu des protagonistes, la lumière monte jusqu'au doré, scintillements et paillettes, comme un soleil de canicule.

    Homme / Femme. Ici trois couples, trois classes sociales, doublés de duos maîtres et serviteurs : un effet miroir en continu, la réciprocité. Pierre et Jacqueline, les serviteurs d'ascendance paysanne , Arlequin et Colombine, gens de compagnie amis et confidents, presque déjà la bourgeoisie, Lélio et la Comtesse, la noblesse désenchantée.

    Un personnage solitaire.  Le Baron, sorte de catalyseur des cœurs, personnage qui est l'intuition, le révélateur avant l'heure. Joué par J.B. Sastre lui-même, un costume de paillettes, chapeau immense avec des boules de Noël, plastron argenté, il passe, sorte de Cupidon endimanché ...

    Jeune / Vieux. Trois classes sociales et trois âges. Le choix de l'âge d'Arlequin et Colombine est profond et judicieux. Presque la soixantaine, et si avisés, si futés, pleins de cette expérience qui leur fera entendre raison d'eux-mêmes très vite. Pierre et Jacqueline, seraient comme deux ados de banlieue, et leur drôle de langage comme une sorte de « verlan ». Quant à Lélio et la Comtesse, ils sont traités comme de jeunes « bobos » : tenues vestimentaires branchées en matière synthétique, extravagance de créateurs, ce sont les urbains.

    Brillant / Mat. Les matières choisies pour le décor et les costumes. Un choix qui va de la tendance post-moderne la plus « kitch » à la sobriété effacée, voire au classicisme.

    L'intrigue est simple.

    Lélio et la Comtesse, déçus de l'amour décident d'y renoncer, chemin empreinté par Arlequin et Colombine, fidèles à leurs maîtres. Réfugiés à la campagne par misanthropie, ils se voient obliger de faire connaissance pour organiser les noces de leurs serviteurs respectifs. S'en suit une série de scènes où chacun expose à sa façon son aversion pour le sexe opposé, sans savoir que déjà l'amour est là, déjà si proche et invisible. Inévitable surprise qui verra son triomphe !

    L'obstacle à l'amour est intérieur. Il réside dans l'amour propre des personnages. A la suite de préjugés, de quiproquos, des déceptions passées, de malentendus, les héros ne voudront pas reconnaître qu'ils sont amoureux. Mais comme tout est jeu, après de nombreux détours imposés par leur amour propre, une fin heureuse sera incontournable. Marivaux dans chacune de ses pièces nous donne à voir et à entendre dans une langue de « salon » raffinée une analyse minutieuse et spirituelle de la subtilité des jeux amoureux. Il en émane la poésie délicate des « Fêtes galantes » de Watteau, que la scénographie nous rappelle à chaque instant.
    Mélancolie, torpeur, refus de revivre l'amour, les hommes s'ennuient dans cette décision forcée, deux « à quoi bonnistes », envahis par leur sensations de vide intérieur, pendant que la nature s'agite.

    Plus vive, la Comtesse n'en est pas moins convainque de l'inutilité du commerce des hommes. Tout n'y est que trahison, tromperie, et faux-semblants.
    Lélio serait comme un « Alceste » d'un autre siècle, sorte de personnage facilement en colère, fragile, irritable, vulnérable face à ce désir qui l'envahie. Contre l'amour le surprenant, le jeu ironique de la séduction, il perdra. Il sera pris à son propre piège. La Comtesse, une maîtresse pleine d'élégance naturelle, elle, ne sera jamais Phèdre

    "Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue / Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue / Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler / Je sentis tout mon corps et transir et brûler / Je reconnus Vénus et ses feux redoutables" Ces mots de Racine ne sont pas pour elle. Pourtant de coups de cœur en folies d'amour, l'art et la manière de "tomber en amour" continuent de défier la raison. Que se passe-t-il donc dans cet "état fluctuant" qui gouverne les humains, lorsqu'un homme et une femme s'attirent irrésistiblement ? L'état amoureux étant ressenti, quand il est réciproque, comme un état heureux, voire euphorique. Ces deux là sont déjà en soi les héros d'une comédie moderne.

    Sastre dépouille les deux protagonistes de leurs accessoires inutiles, ceux dans lesquels ils cherchaient en vain à se cacher, accentuant par ces gestes compulsifs le coté excessif de leur démarche, une décision artificielle contre nature. Cette lutte contre eux-mêmes est vaine. Face à la confrontation de leurs cœurs et de leurs désirs, la Comtesse et Lélio s'acceptent, se reconstruisent en miroir jusqu'à la divulgation du secret. C'est une vision quasi psychanalytique de cette pièce que Sastre nous propose : la part d'ombre de chacun est mise à jour, soulignant l'universalité du sentiment amoureux.

    Dans ce montage, personne ne se touche, on s'approche à peine les uns des autres. Personne ne s'enlacent ni ne s'étreint, comme si l'étreinte ne pouvait être que d'ordre spirituelle. La peau est cachée sous des strates superposées de tissus. Alors comment se toucher ? L'élan du corps est bridé. Pourtant c'est un siècle plutôt libertin, charnel, toujours cette référence à Watteau : peau appétissante, regards gourmands, une certaine lascivité du sommeil après l'amour dans cette nymphe omniprésente dans ce décor à reflets changeants. Ici on entre, on sort, on discourt, on fuit, on se cache, on admire en cachette un portrait dérobé, mais jamais on ne s'effleure. Pourtant tout est prétexte à la fuite, pour recréer aussitôt une nouvelle occasion de rencontre.

    Le parti pris de Jean-Baptiste Sastre, aux manettes partout, aux décors, aux costumes, en scène, est déroutant de prime abord. Malgré des consignes de jeu aux antipodes de ce que l'on est habitué à voir chez Marivaux, un choix de comédiens détaché des codes classiques, il reste, plus tard, une fois sorti du théâtre, un goût subtil, discret, quelque chose de profond, comme si cette architecture de transparences et de reflets nous laissait une empreinte mentale prégnante. Peut-être Sastre nous a-t-il permis, un instant, de toucher du doigt ce que l'amour a d'essentiel, dans cette atmosphère décalée, contemporaine, allant presque jusqu'à la nudité, nous rapprochant un peu de nous-même ?

    LA SURPRISE DE L'AMOUR De Marivaux Mise en scène Jean-Baptiste Sastre Salle Gémier 16 novembre au 18 décembre 2005

    http://www.theatre-chaillot.fr/public.05-06/20052006/alaffich/fset01.htm


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