• Un  dimanche d'automne, trop chaud, presque suspect. Avenue de Clichy, on sort des Ateliers Berthier. Trois ou quatre heures d'un théâtre étouffant : l'état du monde , une vision post-moderne. D'une saveur pourtant déjà consommée, un goût reconnu, peut-être le théâtre des années 80. Pourtant quelques fulgurances et des images fortes ! « Viol » Botho Strauss, Luc Bondy, Gérard Desarthe en Titus, dérision, humour et violence réunis dans un bain de sang . «On est dans l'insupportable» dit-il... Cruauté ou innocence traversant des êtres, comme un lapsus. 

    « Avec l'adaptation de Botho Strauss, Titus Andronicus de Shakespeare quitte l'Antiquité pour s'inscrire dans la Rome d'aujourd'hui, où des promoteurs vantent la construction de Terra Secura, une propriété haut de gamme totalement "sécurisée". Les personnages gardent leurs noms, modernisés, et leurs fonctions, mais ils sont "remoulés" dans une pièce complexe et glaçante » Mécanismes Morbides Complexe parce qu'elle joue sur le théâtre dans le théâtre - on y voit une jeune femme mettre en scène Titus Andronicus avec des acteurs qui parlent de leurs rôles à la télévision - et glaçante dans son constat des mécanismes morbides. "Nous n'agissons plus comme nous devrions , dit Titus. Nous agissons sans nécessité (...). Et c'est ainsi, à l'improviste, qu'arrive le pire." C'est cela : Viol met en scène des gens qui sont comme ravis à eux-mêmes. Des monstres plus ou moins ordinaires, privés d'assise humaine et politique. Un voile d'irréalité les enveloppe, la pulsion les guide. Ils agissent et constatent l'effroi de leurs désirs, désir de meurtre, de sexe, de pouvoir. »

    J'étais venue pour lui, Gérard Desarthe. Pendant les dix premières minutes, j'ai attendu, impatiente, l'entrée en scène de cette énergie sauvage, et pourtant il était déjà là, bien là et je ne l'avais pas reconnu ! Titus Andronicus, lui-même. Méconnaissable.

    « Ce général victorieux qui, de retour de guerre, commet un meurtre rituel, prélude à un déluge de violences inouïes : « Titus appartient à une société d'ordre qui, alors qu'elle est en déclin, s'impose, rayonnante, face à ce qu'elle nomme la barbarie. Botho Strauss, pour nous dire combien est indécente la violence banalisée tous les jours sur nos écrans, opère à sa façon le même décalage historique que Shakespeare situant son action dans la Rome antique. »

    Jeune, il était surprenant, étrange et inquiétant. Cheveux très longs, immense front, bizarre visage sec, regard fier, arrogant. Magnifique.

    On rentre à pieds, bavards, un peu déçus. Peut-être pas assez nourris ! Peut-être trop ! Devant nous, un homme, grand et un peu voûté, jeans bizarrement trop courts, loden bleu marine incongru par cette chaleur, cartable d'étudiant. Une silhouette un peu cassée. Cote à cote, à un passage piéton, on échange un regard bref, neutre. Un vieux fauve magnifique. Titus, sorti de scène, proche et trop intime, dérisoire.

     « Ne comptez par sur Desarthe pour jouer Titus comme un criminel contemporain : « Cela ne m'intéresse pas. Tout comme il serait trop facile de jouer ce rôle de vieux con magnifique avec ironie et distance critique. Non, on est dans le cru, la viande, l'insoutenable. Et tout mon travail est de rendre cet homme proche, aussi bien dans sa cruauté que dans sa douleur. »

    Il marche lentement. Une vraie fatigue se lit dans sa démarche. L'animal a vieilli, son corps épaissi. Il est encore plus sublime là, avec cette empreinte de la vieillesse si fort marquée. On le suit un long moment. J'ai envie de m'imprégner de sa présence pour y puiser de sa force. J'ai souvenir d'avoir passé des journées entières aux répétitions d'un « Misanthrope » mis en scène par André Engel à Bobigny où il entrait sur le plateau transformé en manège équestre, fou furieux, colérique, ardent sur un cheval poussé à fond ! Fascinée ! Je suis très émue. Cet homme de théâtre compte pour moi. J'ai suivi son parcours de loin. Puis le vide. En rentrant, je cherche une réponse sur le Web.

    « On ne l'avait pas vu sur une scène depuis 1999. « Viol »un répertoire à sa démesure Gérard Desarthe est en colère. Contre l'état actuel de la pensée, du théâtre, des médias : « On n'invite plus un philosophe sur un plateau sans mettre un mec des banlieues en face. » C'est un homme libre qui dit ce qu'il pense, un autodidacte qui sait d'où il vient : la zone, ou pas loin. Il est de la trempe de ces acteurs océaniques taillés pour affronter des tempêtes de mots, crânement, avec de soudaines frayeurs de mousse et une grâce fragile. Si les personnages, comme les morts, ont besoin qu'on pense à eux, alors « Hamlet », « le Prince de Hombourg », « Dom Juan », « le Misanthrope » ou « Peer Gynt » savent ce qu'ils doivent à Gérard Desarthe. Et réciproquement. « Je ne me sens bien que dans un grand théâtre du verbe et du sens. La difficulté d'une langue, son éloignement, bref, l'homme ancien me passionne. Mais partout on laisse tomber cette curiosité du passé, dans les écoles, sur les scènes aussi. Et la dramaturgie contemporaine me désespère : je vois des esthétiques, je n'entends plus le texte ! Tant pis si je passe pour un réactionnaire ! »

    Je respecte infiniment cet homme. Cette nouvelle image assumée, réponse aux détours de la vie qui l'a façonné comme il est aujourd'hui. J'aurais aimé me retrouver face à lui, sur ce trottoir, comme pour lui donner cette émotion qui m'a envahie malgré moi.

    « Viol » de Botho Strauss, d'après « Titus Andronicus », de Shakespeare. Mise en scène de Luc Bondy, Théâtre de l'Odéon aux Ateliers Berthier du 6 oct. au 19 nov. Tel : 01-44-85-40-40.

    Extraits de critiques :

    Le Figaro Semaine du jeudi 6 octobre 2005 - n°2135 - Arts - Spectacles »Gérard Desarthe, le retour : la colère de Titus » Article d'Odile Quirot

    LE MONDE | 12.10.05 | »La barbarie selon Shakespeare à l'âge de la télévision » article de Brigitte Salino


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