• Un roman.

    Le dernier d'un vieil homme au terme de son existence : Blaise Cendras. Le mal parlé et le bien-écrire.

    Braise et cendres.

    L'histoire une actrice pénétrant frénétiquement dans son crépuscule : Thérèse Eglantine. Une voix, une autre actrice, habitée, Claude Degliame. Une galerie de portraits saisissants : le Légionnaire, Maurice l' auteur pornographe, La Princesse « cul de jatte » et Sam, son valet noir américain des bayous, la Papayanis, la belle doublure idiote.

    Des images, fugaces, qui s'entrechoquent, au rythme de cette langue furieuse, âpre, dérangeante.

    Tout un Paris qui n'existe plus, celui des music halls, du quartier des théâtres, des bordels et des hôtels de passe, de l'alcool, de la drogue, du jazz...

    Les Halles : des odeurs, de la putréfaction, des nourritures fétides, le rance, le fermenté, les relents d'égout, le remugle du ventre de la ville, la viande, nos entrailles.

    « L'univers est une digestion. Vivre est une action magique »

    Emmène-moi au bout du monde !

    Rentrer dans un espace noir et rouge. Choisir au hasard un angle de vue. Attendre. Entendre en fond sonore les chuchotements des spectateurs qui se font face. Le regard arrêté dans sa course par une barrière de néons roses. Une salle dont la tonalité étouffe les sons et accentue les sifflantes. Un mole, un quai, un passage de traverse , horizontal, à hauteur d'yeux. Vers quoi ? vers quel bout du monde... ? Peut-être le plus proche, celui qui est à l'intérieur de nous-même...

    Elle entre. Grimpe s'appuyant sur une chaise couchée. Toute faite de maigreur, vêtue de la petite robe noire d'Edith Piaf, maquillage blanc à la Collette, un « cocard » camouflé sous de grosses lunettes noires. La grande actrice célèbre est là. Arpentant à grandes enjambées cette scène-trottoir, un pastiche comique de Joséphine Baker, un peu comme sur la scène suspendue au-dessus des spectateurs des Folies-Bergère d'antan.

    On dit qu'au delà des mers Là-bas sous le ciel clair Il existe une cité Au séjour enchanté Et sous les grands arbres noirs Chaque soir Vers elle s'en va tout mon espoir On ne sait pas encore dans quelle horreur on va basculer.

    Tableau 1 Chapitre 1 « La grenade à sept flammes »

     La voix est rauque, râpeuse, cassée, multiple, multidimensionnelle. Qu'est-ce que la voix humaine ? Quelle est la force qui fait la vivre? Innée ou acquise ? Comment font les chanteurs, les comédiens pour utiliser leur voix ? La voix révèle les cicatrices de notre vie, notre moi intime. Elle est sexuée. L'actrice jouera tous les personnages en changeant de registre, de couleur à chaque nouveau tableau.

    Thérèse Eglantine cherche, se cherche, se sert de son vieux corps pour mieux se trouver, la gisante. On l'empale, la renverse, la retourne, lui vomit dessus, le Légionnaire.

    Viol « Vérole ! il travaillait la femme, vérole... ! » « Elle gisait les yeux au plafond, attendant quoi ? ... le déclic, les grandes orgues, les eaux du Niagara, la chute... ? » Une idée fixe la poussait. Se perdre. Crever d'extase, de peur...Ne plus vaincre, mais tomber, se donner, n'importe où, dans un trou... Un trou, elle n'était qu'un trou, elle gisait au fond, victime de son propre piège. Ah ! se perdre...disparaître... Elle n'était qu'un trou. ...du nouveau ! »

    Claude Degliame joue avec ses mains et sa voix. Elle fait tout passer par là ! Ses mimiques, ses grimaces, aussi sa laideur ! De ce viol, elle nous donne toute la sauvagerie. On la ressent presque au fond de soi. Dire le viol, le mimer, sortir du fond de sa gorge les sons de l'extase. On devient spectateur fasciné par l'horreur, saisi, tétanisé, coupable malgré nous. Que faire de ces images ?

    Déjà, quelqu'un a montré un viol sur scène cette année, Luc Bondy dans « Viol » de Botho Strauss à l'Odéon « Une scène de viol dans toute sa durée et surtout, la figure de la victime émergeant des ordures, nue, ensanglantée, choquée, mutilée. On lui coupe la langue et les deux mains pour qu'elle ne puisse plus désigner les coupables. Son corps sera abandonné, enveloppé de plastique, dans une grosse poubelle verte. Elle errera, muette à jamais, gantée de prothèses en acier. Et lorsque Titus, son père, lui demande d'écrire le nom de ses bourreaux sur le sable à l'aide d'une cuillère maintenue dans sa bouche elle écrira : "Lavinia est torturée de désir. Lavinia veut vivre.Elle veut jouir de son bourreau. » Images insupportables pour certains spectateurs qui quittent la salle.

    « On était à huit jours de la générale, et , à la fin de sa carrière, Thérèse allait créer le rôle de sa vie à 79 ans, un rôle de vamp de la pègre... Allègrement, les mauvaises rencontres la stimulaient tant elle se sentait lasse, toute à sa hantise, qui poussait cette incorrigible comique chez les vauriens. »

    Sept heures du matin, face aux étals des ébouillanteurs, elle s'invente un costume à tête de veau sans son dentier, profusion de bijoux en toc et longue traîne à plumes d'autruches ... « Se méfier de l'Art pour l'Art avec un grand A... - Oh la la... Quel métier!... et quelle fatigue !... C'était une intellectuelle. La plus grande comédienne de Paris » « Le Légionnaire s'était déjà retourné sur le ventre, les fesses à l'air et bleues de tatouages...La femme eut un mouvement de recul...la casbah d'Alger, un souvenir de Sidi-bel-Abbès, et entre les deux omoplates, la Veuve : la guillotine...çà la laissait rêveuse ! »

    Que faire de ce que le théâtre nous propose à voir et à ressentir ? Tout ce sang, ces odeurs terribles ! Eros et Thanatos, comme une mise en abîme d'images mentales qui s'emparent de notre imaginaire et y reste, indélébiles ! Un chaos.

    Tableau 4 Chapitre 4 « Le Monstre sacré »

    « Venez, venez, dit-elle à la Papayanis. Suivez-moi ! Tenez, portez ma traîne d'autruches... Son entrée fut un triomphe, un moment unique dans l'histoire du théâtre... Elle était entrée en scène comme une somnambule ...comme elle s'approchait de la rampe ù elle s'immobilisa soudain et, d'une dernière secousse, fit tomber la robe qui se détacha d'elle, et Thérèse apparut toute nue. Alors, s'emparant de sa compagne qu'elle saisit par le poignée ...elle s'exposa à tous les regards, sans dire un mot. C'était cruel et infiniment tragique. »

    « Le dos voûté, les jambes cagneuses, le ventre en bosse, les fesses pendantes, les seins qui n'étaient plus des seins mais des outres flasques, le temps n'avait pas eu pitié ni la débauche. Les yeux étaient toujours beaux, malgré leur flétrissure mais ils brûlaient de fièvre. Les traits étaient durs. Les joues s'affaissaient. Le menton retombait sur le col raccourci par les épaules qui remontaient. »

     Soudain scène-passerelle bascule, créant comme une voie royale de l'ombre vers la lumière. L'actrice gravit son chemin de croix. Alors, immobile, elle dit du François Villon. Ha ! Vieillesse félonne et fière. Pourquoi m'as-tu si tôt abattue ?

     Jusqu'à quelles contrées terrifiantes l'acteur doit-il aller pour faire passer cette mise à nu ? Encore cette année, un autre théâtre, un autre monstre et pourtant le même monde de ténèbres : « Le plateau et la salle sont plongés dans le noir lorsqu'une voix graveleuse, rugueuse et bien vivante d'un acteur résonne quelque part sur le plateau. Ce dernier se serait endormi, saoul, après une représentation et découvre le théâtre dans sa nuit profonde. L'obscurité est trouée, pendant quelques instants, par la lueur d'une bougie qui nous permet d'entrevoir la silhouette du vieil homme, avant que nous ne retombions dans la pénombre. Svetlovidov s'étonne et s'inquiète de cette situation étrange où le théâtre devient le lieu de l'ombre, sans les feux de la rampe et le clinquant qu'il avoue rechercher, tout comme le spectateur qui ne voit rien, aveugle lui aussi devant ce trou béant du théâtre. Cet histrion nous éclaire sur la réalité d'un paysage théâtral guère reluisant. Mais peu à peu, par ses mots, le personnage se transforme. Le plateau plongé dans les ténèbres opère comme un révélateur. Le langage agit, parole quasi hypnotique, nous permet de toucher un instant de vérité, d'écoute totale sans illusion. La langue devient le lieu du théâtre, de la révélation. Pendant son long monologue Svetlovidov se découvre enfin, sans faux semblant, seul face à lui-même et à sa carrière d'acteur »

     Le Chant du Cygne de Tchekhov à la Colline : un moment de parenthèses difficile à oublier, tout ce noir, la place du théâtre dans ce monde portée par la voix d'un vieux comédien, cette voix si particulière de Jean Paul Roussillon.

    Acteur : « agere » a produit « actor » celui qui agit, l'exécuteur. « Agere » en latin signifie d'abord pousser devant soi : ce sont les mots d'une civilisation de pasteurs conduisant leurs troupeaux. Est ce que l'acteur est celui qui nous montre le chemin, au risque d'y perdre son âme ? Encore, que faire de ces deux-là ? C. Degliame et J.P. Roussillon, aussi proches de Sarah Bernhardt ou de Vladimir et Estragon, les personnages de « En attendant Godot » qu'éloignés de notre quotidien « -- sans compter qu'après tout, ce sont surtout des acteurs, chargés de dire un texte -- « que faire de ce qui ne tient finalement que dans la réalité concrète, du fait théâtral : il y a une scène et une salle, du public et des acteurs -- et puis du texte, et de l'expérience. »

    Blaise Cendrars nous donne une clé au début de ce chapitre 4. « Le théâtre est un monde, un monde « énorme et délicat » dont les frontières ne sont pas fixées entre le rêve et l'illusion, si bien qu'on ne sait jamais, qui l'emporte du rêve ou de la vérité. »

    Jean- Michel Rabeux, metteur en scène et adaptateur de ce texte, compagnon de Claude Degliame, choisit de terminer le spectacle par ces mots : « ...l'auditoire, d'abord atterré, puis sais, était porté aux extrêmes limites de l'enthousiasme, au-delà de quoi il n'y a plus qu'à rendre l'âme car tels sont les prestiges du théâtre : on entre de plain-pied dans un monde inhumain, chez les monstres sacrés. » Il nous dit aussi : « Quand je lis ces pages, j'éclate de rire des goûts tonitruants de la vieille comédienne. Blaise s'amuse à faire grincer les dents, à faire rire de faire grincer les corps, les classes sociales, les genres humains, les artistes et les prolos, les avinés, les drogués et les ascètes, les ex-collabos et les jeunes loups du théâtre, les critiques et les metteurs en scène, les nègres bénéfiques et les culs-de-jatte ; et des morales il n'y en a pas qu'une mais beaucoup, qu'il se fait un plaisir de frotter les unes contre les autres pour que jaillisse la vie étincelante, parce que "vivre est un art magique" et pas une triste prudence. Comme le théâtre ! Et c'est ce qui m'a immédiatement fasciné à la première lecture de ces lignes, ce qu'elles racontent sur le théâtre de la part d'un auteur qui n'a pratiquement jamais écrit pour lui, même s'il a partagé sa vie avec une comédienne !... »

    Adapter du latin « adaptare » : ajuster à, réunir, raccorder, rattacher, approprier, accorder à. Comment  monter un spectacle à partir de ce roman à clés, bizarre et touffu, dont peu de gens ont encore la mémoire ? J.M. Rabeux a modifié cette œuvre afin qu'elle convienne à un autre emploi, à un autre public. Respectant la chronologie des quatre premiers chapitres, choisissant des morceaux de textes « in extenso », il nous fait aussi pénétrer dans son monde à lui, où chacun peut piocher pêle-mêle des images, des souvenirs, des références.

    L'univers de dérision de Samuel Beckett, le vocabulaire cru de L.F. Céline dans « Voyage au bout de la nuit », les égarements dans l'alcool de Charles Bukowski, et surtout la peinture de F. Bacon que la nudité de Thérèse Eglantine sur scène évoque, pauvre viande dérisoire " Pitié pour la viande! Il n'y a pas de doute, la viande est l'objet le plus haut de la pitié de Bacon... La viande n'est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité, mais aussi d'invention charmante, de couleur et d'acrobatie...tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l'homme et de la bête, leur zone d'indiscernabilité, elle est ce " fait " ! » C'est ce que G. Deleuze disait de cette peinture.

    Ce sont ces images que j'ai vu pendant le spectacle rare. J'ai eu surtout envie de restaurer des sensations. De faire le lien avec d'autres moments. Mais avant tout de dire que j'aime les acteurs ! Que je les respecte infiniment pour les risques qu'ils prennent à notre place, pour nous . Etre notre voix, nos yeux, nos sens. Affronter nos peurs, nous les restituer à travers des filtres qui nous permettent d'y faire face. C'est peut-être çà le sens de donner. J'ai aimé ce moment.

    Un dernier mot de Blaise Cendras : « La sérénité ne peut être atteinte que par un esprit désespéré et, pour être désespéré, il faut avoir beaucoup vécu et aimer encore le monde » Extrait de Une nuit dans la forêt

    Peinture de Francis Bacon " Crusify 2"

    "Emmène moi au bout du monde... ! Mise en scène de Jean-Michel Rabeux, avec Claude Degliame au Théâtre de la Bastille.

    http://www.theatre-bastille.com


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